Guillaume Dumas, chercheur en psychiatrie : « L’IA devrait permettre aux médecins d’être encore plus humains avec leurs patients »
30 octobre 2024
30 octobre 2024
Montréal accueille la 6ᵉ édition de l’événement MTL Connecte. Une occasion de comprendre comment tous les secteurs sont impactés par l’intelligence artificielle, dont la psychiatrie.
Guillaume Dumas est professeur agrégé au département psychiatrie de l’université de Montréal, chercheur au centre de recherche Azrieli du CHU de Sainte-Justine (Montréal) et au Mila, l’institut québécois d’intelligence artificielle (IA) dirigé par Yoshua Bengio. Il dirige le laboratoire de « psychiatrie de précision et de physiologie sociale », au sein duquel l’IA joue un rôle important.
En quoi vos recherches constituent une innovation dans le domaine de la psychiatrie ?
Je m’intéresse, depuis mes travaux de thèse, aux synchronisations intercérébrales. Il est désormais avéré que le cerveau réagit de façon différente lorsqu’il est engagé dans une interaction sociale ; or cette découverte a eu des conséquences sur la façon d’appréhender la santé mentale. Au lieu de réduire les troubles mentaux à ce qui se passe à l’intérieur de la boîte crânienne, nous savons maintenant qu’il faut prendre en compte l’ensemble du corps ainsi que l’environnement social dans lequel le patient évolue.
Prenons le cas de l’autisme : on a longtemps réduit l’autisme soit à un problème affectant une région cérébrale, soit à un gène qui aurait muté. Nous pensons désormais que pour comprendre l’autisme il faut avoir une approche multi-échelles, allant des données biologiques à l’environnement social. Notre laboratoire travaille autour de cette complémentarité entre la « psychiatrie de précision » (ou « psychiatrie personnalisée ») qui s’appuie sur les outils technologiques actuels, comme l’IA et ses mégadonnées, qui permettent d’affiner le diagnostic et la prise en charge, et de l’autre côté la « physiologie sociale », qui prend en compte les variations culturelles et les déterminants sociaux de la santé mentale.
Comment l’IA vous aide-t-elle dans cette médecine de précision ?
La plupart des gens considèrent l’IA comme quelque chose de radicalement nouveau ; j’y vois pour ma part une continuité avec ce qui existait déjà en médecine, lorsque nous travaillions avec les statistiques. Mais les statistiques classiques avaient vocation à tester des hypothèses, quand l’intelligence artificielle nous permet de produire des « prédictions » à partir de données, c’est-à-dire à nous indiquer des pistes de solutions que nous ne connaissons pas.
L’avènement de la médecine « computationnelle », à savoir l’utilisation des mathématiques et de l’informatique dont l’IA fait partie, permet de faire de la détection de motifs, ce qu’on appelle des patterns recognition : on peut reconnaître des motifs, génétiques par exemple, et détecter ainsi une tumeur, la séquencer pour mieux la traiter. L’oncologie a été précurseuse dans l’usage de l’IA, mais cela reste évidemment un défi en psychiatrie, où nous touchons à la pensée, à la conscience, à l’« ineffabilité », sans savoir encore de manière scientifique comment le cerveau et la cognition fonctionnent exactement. D’ailleurs, pour tenter de mieux comprendre les mécanismes en place dans une psychothérapie, nous enregistrons actuellement des entretiens cliniques entre psychiatres et patients afin de recueillir des données sur l’activité cérébrale, sur l’activité physiologique et sur le langage déployés.
De façon plus générale, l’IA nous permet d’imaginer de multiples applications. De la même façon que ChatGPT absorbe d’incommensurables quantités de textes pour en faire une synthèse interrogeable par le langage, nous allons pouvoir nous appuyer sur l’énorme base de données issues de la génétique ou de l’imagerie cérébrale pour faire de la médecine préventive. Comme l’Organisation mondiale de la santé a mis au point des cartographies de courbes de croissance pour les enfants par exemple, à partir de larges panels de patients, nous avons développé des outils d’IA pour prédire une trajectoire de développement neurocognitif, ce qui nous permettra d’intervenir avant que l’enfant ne dévie de cette trajectoire modélisée.
Le but n’est pas de remplacer le médecin par l’intelligence artificielle, mais de pouvoir fournir à ce dernier davantage d’outils pour une meilleure prise de décision. Le diagnostic ou la décision clinique ne seront jamais faits par une IA, mais toujours associés à un être humain. Mais en leur faisant gagner du temps, l’IA devrait permettre aux médecins d’être encore plus humains avec leurs patients.
Donnez-nous un exemple d’application concrète que l’IA a permis de mettre au point dans le domaine de la santé mentale ?
Nous avons par exemple créé un des premiers jeux vidéo « sérieux », Pop Balloons, destiné à diagnostiquer des troubles autistiques chez des jeunes enfants. Je me suis appuyé sur ce qui constitue le fil rouge de mes recherches, les synchronisations cérébrales dans les relations interpersonnelles. Au départ, nous avons imaginé un agent virtuel capable d’enseigner au patient des mouvements qu’il ne connaissait pas. Cela pouvait être envisagé pour redonner, par exemple, de la motricité à des patients victimes d’AVC.
Mais en collaboration avec l’hôpital Robert-Debré à Paris, nous l’avons également testé auprès de plusieurs centaines de jeunes enfants, et avons pu prouver qu’on pouvait détecter des signatures de l’autisme uniquement grâce aux marqueurs de la motricité en interaction avec cet avatar. Comme il s’agissait surtout de recherche fondamentale, les premiers petits patients trouvaient que mon « jeu [était] pourri » ! Je me suis donc attaché à le « gamifier » en le rendant plus ludique. Ce jeu est fondé sur la réalité mixte, avec un casque translucide où, contrairement à la réalité virtuelle, l’enfant n’est pas coupé de son entourage.
Ce casque est très léger, il tient dans une petite valise ; on peut l’utiliser facilement, à la maison, à l’école ou à l’hôpital. On peut donc imaginer le déployer dans des déserts médicaux, par exemple ici dans le Grand Nord québécois. Je le répète, ce genre d’outils ne remplacera pas un clinicien, mais en revanche il peut permettre de repérer certains troubles de façon précoce, et donc accélérer les demandes de consultation.
Quelles sont les prochaines étapes que l’IA permettrait de franchir en psychiatrie ?
Nous devons nous attacher à mieux intégrer l’expérience subjective, qui résiste encore à la mathématisation ; cela passera par le déploiement de modèles qui croisent plusieurs échelles, au-delà de la génétique ou de l’imagerie cérébrale, en cherchant à faire du lien entre toutes ces données. En réalité, nous sommes certainement en voie de redéfinir la psychiatrie. Mais gardons à l’esprit que tous ces nouveaux outils doivent être intégrés dans les systèmes de santé, de manière éthique et humaine.
Le chercheur que je suis reste convaincu que l’usage de l’IA est aussi un choix politique, car les mêmes outils, aptes à révolutionner la psychiatrie, peuvent également être utilisés pour diminuer les budgets de fonctionnement ou d’effectifs du milieu médical. Notre objectif doit être de libérer du temps pour les médecins, pas qu’il y ait moins de cliniciens à cause de l’IA !
Cet article a été réalisé à l’occasion de MTL Connecte : la Semaine numérique de Montréal, événement annuel organisé par le Printemps numérique et dont Le Monde est partenaire. Rassemblant entrepreneurs, chercheurs, décideurs, acteurs d’industries et artistes, il vise à faire comprendre les défis et les enjeux de la révolution numérique. L’édition 2024 se déroule du 15 au 18 octobre autour du thème « Bienvenue dans la métamorphose ! ». Infos et inscriptions : https://mtlconnecte.ca/
Ce contenu a été mis à jour le 30 octobre 2024 à 22 h 49 min.